L’introuvable convergence

Cela fait au moins une vingtaine d’années que des grands esprits, des stratèges de premier ordre nous parlent avec assurance de la « convergence » qui serait devenue la clé du succès dans les industries de la communication et des télécommunications. En effet, l’idée expliquée très simplement serait qu’associer les « tuyaux » et les contenus qui s’y déversent serait la clé du succès et de la fortune. Grosso modo, si vous êtes A LA FOIS opérateur de télécom fixe/mobile/Internet ET producteur et/ou détenteur de droits de programmes audiovisuels voire de journaux, livres et magazines, vous serez le roi du monde. On ne croit pas si bien dire, car on se souvient que l’un des premiers à avoir développé cette curieuse théorie n’est autre que l’inoubliable Jean-Marie Messier, surnommé « JMM moi-même maître du monde » par les caustiques équipes de Canal + et les Guignols au tout début des années 2000. La piteuse déconfiture du groupe Vivendi que le forcément génial polytechnicien avait bâti au pas de charge aurait pu sonner le glas de cette lubie managériale. Mais nos élites que le monde entier nous envie avouent rarement leurs erreurs et vont même jusqu’à aimer s’y complaire. Et elles trouvent des explications emberlificotées pour dédouaner leur pair de sa déroute retentissante. En fait JMM « avait eu raison trop tôt » : ça n’a pas marché parce que les réseaux n’étaient pas assez performants pour acheminer les fameux contenus rachetés à prix d’or vers des clients très nombreux et comblés.

Mais à l’heure de la 4G et de la fibre, cette fulgurance stratégique qu’est la convergence ne pouvait qu’enfin fonctionner. C’est le parti pris par Patrick Drahi un autre polytechnicien très différent de son aîné déchu. Quand l’un a fait ses armes dans les cabinets ministériels à commencer par celui du Premier ministre Balladur, l’autre s’est fait très vite racheter sa « pantoufle » par Philips, démontrant d’emblée d’incroyables qualités de commercial avant de se mettre à son compte pour faire son trou dans la très mal considérée industrie du câble en France. Du coup, l’apprenti-tycoon a racheté tout le secteur en un temps record et y a mis en application son autre talent : celui de cost-killer, très prisé des banques qui lui ont permis de financer par la dette sa boulimie d’acquisitions. Coup de maître en 2014 : le rachat de SFR au nez et à la barbe de la vénérable maison Bouygues. L’occasion donc de mettre en œuvre cette fameuse convergence en jetant son dévolu sur des médias traditionnels assez déboussolés : Libération, L’Express, Point de Vue ; en prenant progressivement le contrôle du groupe de son ami Alain Weill (RMC, BFM…) ; et en cassant pour la première fois sa tirelire pour acheter (hors de prix) les droits de la Premier League anglaise dès l’an dernier et surtout ceux de la Ligue des Champions à compter de la saison prochaine. Il n’y avait plus donc qu’à attendre que la magie de la convergence produise ses effets merveilleux. Sauf que… Patatra, le Groupe baptisé Altice n’arrive pas en 3 ans à redresser SFR et voit son cours de bourse s’effondrer depuis juin dernier, mais singulièrement la semaine dernière. Du coup Patrick Drahi en reprend directement les rênes. Nous étions aux manettes de son intervention interactive devant les salariés de SFR ce mardi. Et bien qu’assurant naturellement l’inverse, le capitaine d’industrie a bel et bien arrêté les frais de la stratégie de convergence. Les pôles médias et télécoms vont désormais coexister au sein du groupe mais trouver la voie vers la rentabilité séparément. Car enfin d’où vient cette idée saugrenue que la croissance de l’un renforcerait la croissance de l’autre dans un cercle vertueux ?

D’abord, les vrais géants n’ont jamais mis en œuvre une telle stratégie ou en sont largement revenus s’ils en ont eu la tentation : Google, Facebook, Netflix ou Sky sont des plates-formes de services et de contenus et se sont affranchies totalement des tuyaux. A l’inverse les opérateurs qui se portent bien comme Orange, Deutsche Telekom ou Verizon, se gardent bien de se disperser dans les contenus. Seule exception notable : BT au Royaume-Uni qui a racheté à prix d’or une partie des droits de La Premier League avec un certain succès mais peut-être provisoire.

Ensuite les cultures des deux secteurs sont diamétralement opposées. Dans les télécoms, il s’agit d’investir massivement pour creuser des tranchées à y placer des câbles et/ou à préempter des points hauts pour y placer des antennes, puis de maximiser le fameux ARPU (revenu moyen par abonné) et le recrutement de clients afin de raccourcir au maximum l’arrivée au point d’équilibre. Au-delà ce n’est que du bonheur rentable en attendant la prochaine génération technologique. Dans les contenus c’est très différent : soit on achète des droits (sports, fictions, flux…) très chers que l’on est de moins en moins sûr d’amortir ; soit on essaye de créer des formats originaux qui trouveront peut-être leur public, mais rien n’est moins sûr. Difficile de concilier les deux : le business plan ultra-fiable à 5/7 ans, et une économie de droits inflationnistes ou de prototypes incertains.

Enfin, quand bien même les deux savoir-faire se nourriraient l’un l’autre, les régulateurs sont là pour empêcher d’en profiter. Impossible en effet selon la plupart des autorités de concurrence de réserver à ses seuls abonnés l’exclusivité de contenus que l’on aurait acquis à prix d’or.

Bref on se demande encore comment des cerveaux d’élite peuvent autant se fourvoyer. A moins que nous ne soyons pas capables, nous pauvres esprits moyens, de comprendre une vision qui finira un jour par triompher.

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